(Magazine) De l’urgence d’adapter le droit du travail

 

Même si la loi de 2015 modernisant le dialogue social à l’intérieur des entreprises, apporte une série d’améliorations notamment au niveau du droit à l’information et à la consultation des délégués, elle est loin de pouvoir répondre aux défis actuels et futurs en matière de cogestion.

Ci-contre nous allons essayer, sur base d’un exemple concret de réorganisation ou plutôt de restructuration concernant l’entreprise ArcelorMittal, de vous présenter en conclusion quelques-unes de nos revendications prioritaires. Ces revendications sont actuellement discutées avec les délégués de nos syndicats d’industrie et feront partie des débats qui seront menés lors du prochain congrès de l’OGBL.

Rappelez-vous: Juillet 2018, presque entre deux portes, nous apprenons lors d’une réunion avec la direction d’Arcelor­Mittal qu’un plan d’avenir ou plan de transformation est en gestation au sein du groupe. Toujours selon la direction, ce fameux plan d’avenir doit assurer le futur des usines AMBD (ArcelorMittal Belval-Differdange). Les réflexions générales portent sur des investissements à réaliser dans le cœur de métier (la production de produits longs…) ; la modernisation et l’automatisation de diverses lignes de production.

Presque par hasard on nous signale la mise en route d’une étude auprès d’un consultant bien connu dans la sidérurgie depuis les années 1970. Cette étude porterait elle sur la faisabilité des investissements et comme le signalait à ce moment-là un responsable d’AM «…pour voir si nous sommes sur la bonne voie…».

Puis…, malgré diverses interpellations de l’OGBL, silence radio. Et puis subitement fin décembre 2018, la direction signale que le projet de transformation sera présenté dans le courant du mois de janvier. Le calendrier grégorien utilisé communément en Europe étant sans doute différent du calendrier utilisé en Inde, c’est enfin en date du 27 février 2019 que la direction «présente» son plan de réorganisation aux organisations syndicales.

Nous mettons volontairement des guillemets, car la présentation se limite en réalité à une énumération des problèmes rencontrés (surcapacité de production au niveau mondial, augmentation des coûts du CO2, problèmes liés aux barrières commerciales imposées par les États-Unis, érosion des marges bénéficiaires…). A tout ceci s’ajoute une liste de bonnes intentions: le projet va assurer la durabilité de AMBD, le projet va permettre de retrouver une bonne rentabilité, le projet sera construit sur base de 5 piliers stratégiques, nous devons tous y croire, etc.

Vous l’aurez compris; une répétition à ne pas en finir de jérémiades et de lamentations pour s’assurer définitivement du fait que tout le monde comprenne bien l’importance du problème et reconnaisse, évidemment à sa juste valeur, les solutions proposées pour se sortir du marasme. Et c’est justement à ce niveau que le bât blesse le plus; car finalement, après analyse il n’y a pas grand-chose dans ce projet.

Rien n’est chiffré, pas un mot sur la formation du personnel, rien n’est planifié concrètement sur la ligne du temps… néanmoins la direction se sent en capacité d’affirmer que l’ensemble de la mise en place du plan stratégique n’aura pas d’impact négatif sur l’emploi et que tout ce volet sera résolu par des départs en pré-retraite postée et par l’attrition naturelle.

Puis, de nouveau silence radio complet jusqu’au mois de mai où lors d’une réunion du comité de suivi tripartite Sidérurgie la direction représente son plan de réorganisation en restant égale à elle-même. C’est-à-dire très vague dans les explications, ne chiffrant rien, seule nouveauté: le plan est établi sur une durée de 5 ans, d’où la difficulté de donner des dates et des chiffres précis…

Mais, par contre, la conclusion est toujours là-même: l’attrition naturelle règlera tous les problèmes et donc pas besoin d’une négociation tripartite, pas besoin d’une négociation tout court, car, prétend la direction nous sommes une entreprise comme toutes les autres, donc pas besoin de mesures exceptionnelles.

Le ministre du travail, au nom du Gouvernement luxembourgeois, a donc conclu que sur base des informations fournies par l’entreprise et vu que la réorganisation devrait se passer sans licenciement (mais néanmoins avec des pertes d’emploi) qu’il n’y avait effectivement pas lieu d’ouvrir, en l’état actuel des choses, des négociations en tripartite. Une manière assez élégante somme toute d’échapper à sa responsabilité sociale dans ce genre de dossier.

Finalement, la mascarade a connu un nouvel épisode en date du 28 août. Suite à divers courriers syndicaux, rappelant que même s’il n’y avait pas lieu d’organiser une tripartite Sidérurgie, il fallait néanmoins que l’entreprise, qui se considérait comme entreprise normale parmi toutes les autres entreprises, avait l’obligation de respecter la législation et l’ensemble des règles du dialogue social tel que pratiqué au Luxembourg.

A cette fin, le 28 août 2019, donc 13 mois après que les premières informations aient été divulguées, avait lieu une nouvelle réunion de présentation du fameux projet, que la direction qualifie toujours de réorganisation, avec les organisations syndicales. Nous, de notre côté, parlons maintenant de projet de restructuration, cela ne change rien au dossier, mais autant appeler les choses par leur nom…

Grande différence par rapport à toutes les réunions antérieures: on nous a enfin présenté quelques chiffres. Mais évidemment pas les chiffres que nous attendions, ni d’ailleurs les chiffres les plus importants! Certes on nous a annoncé la disparition de l’équivalent de 216 emplois temps plein (oui, vous savez: … la fameuse attrition naturelle), on nous fait miroiter quelques éventuels investissements chiffrés, par contre l’investissement principal en terme d’impact sur l’emploi n’est pas encore validé par le groupe, aucune trace des différentes dates d’implémentation ou de mise en œuvre de la nouvelle organisation, rien sur la formation en vue d’occuper les nouveaux emplois liés à la digitalisation.

Une quantité invraisemblable de zones d’ombre planent sur l’ensemble du projet et à la demande des syndicats une nouvelle réunion est programmée afin de clarifier au maximum l’ensemble des éléments. Nous demandons à recevoir copie des plus de 80 pages (!!) présentées lors de la réunion. La direction nous répond qu’elle devra se concerter et qu’elle verra les éléments qu’elle pourra nous faire parvenir, pour finalement nous envoyer un résumé de 5 pages, dont 3 ne reprennent que des titres sans autre information.

La question légitime qui se pose: s’agit-il de la preuve d’un sacré sens de l’humour indien ou alors plutôt de la preuve de l’irrespect total d’une direction envers ses partenaires de négociation et surtout vis-à-vis de son personnel?

A ce plan à gestation longue et à contenu médiocre vient se rajouter une réorganisation opérationnelle du site de Differdange qui, d’après les dires de la direction n’a rien avoir avec le projet global, mais qui aura néanmoins un impact négatif sur l’emploi, les conditions de travail, les organigrammes, bref la vie de tous les jours sur le site et donc sur la santé et la sécurité des salariés. Sachez simplement, que lors d’une réunion organisée le 12 septembre, l’OGBL a mis fin à la mascarade en signalant à la direction que les discussions reprendront seulement à partir du moment où nous serons en possession de l’ensemble des documents présentés. On ne peut effectivement pas avoir de négociation sérieuse, de ce qui sera finalement un plan de maintien dans l’emploi, sans disposer de ces documents et sans connaître le détail de la mise en œuvre du plan. Affaire à suivre….

A défis nouveaux, nouveaux outils!

Cet exemple montre à merveille la nécessité urgente d’adapter la législation sociale notamment en matière de dialogue social et de plan de maintien dans l’emploi. C’est en effet tout simplement scandaleux qu’une entreprise puisse sciemment laisser courir le bruit d’une réorganisation pendant plus de douze mois sans entamer de réelles négociations avec les délégations et les syndicats.

Nous pensons également que face aux défis futurs en matière notamment de digitalisation et de numérisation des entreprises il faut développer une nouvelle qualité du dialogue social et penser à impliquer l’ensemble des acteurs, à savoir les salariés et leurs syndicats, les employeurs et les décideurs politiques. En d’autres termes il faut réfléchir sur l’introduction de négociations sectorielles tripartites en cas de réorganisation dans certaines entreprises.

Ce n’est pas pour rien que pendant plus de 40 ans le modèle de la tripartite Sidérurgie a porté ses fruits et donné des résultats socialement supportables. Pour rappel, déjà en 2006, l’OGBL avait revendiqué la mise en place de tripartites sectorielles, notamment pour l’industrie, sur bases des mêmes principes que ceux appliqués dans la sidérurgie (à savoir: mesures d’accompagnement sociales, maintien du salaire, mise en place d’une Cellule de Reclassement, plans de formation, etc…).

Ces revendications ont poussé le gouvernement de cette époque à promulguer la première loi sur les plans de maintien dans l’emploi. Loi qui dès sa mise en application ne répondait ni aux besoins réels des salariés ni à leurs attentes.

Aujourd’hui, face à une sidérurgie luxembourgeoise ressemblant de plus en plus à une peau de chagrin, face aux défis qui attendent l’industrie européenne de manière générale et luxembourgeoise en particulier, nous pensons qu’il faut effectivement dépasser le stade du modèle tripartite réservé à un secteur historiquement important pour le Luxembourg et le transposer à un niveau plus large, à savoir l’industrie.

Un groupe de haut niveau initié par la Commission européenne et composé entre autres de représentants syndicaux, de fédérations patronales, de membres des DG Industries, DG Innovation, DG marché intérieur, Comité des Régions, Comité économique et social européen a conclu ses travaux par l’édition d’un document décrivant une vision pour l’industrie européenne d’ici 2030.

A côté des volets anticipation, enjeux climatiques, transition énergétique, digitalisation, il y a tout un chapitre dédié aux valeurs sociales basées par exemple sur l’implémentation des piliers sociaux et sur le maintien d’une forte culture d’un dialogue social réel et constructif à tout niveau.

Ce dialogue devant accompagner toute mutation industrielle par la mise en place de plans de formation, par des aides structurelles sectorielles européennes. Ce qui est également intéressant à souligner, c’est le fait que ce document suggère la recherche de solutions par branches économiques (par exemple industrie aéronautique, industrie chimique, industrie pharmaceutique, etc…). Une telle transposition par sous- secteur nous parait impossible au Luxembourg, d’où notre proposition de regrouper l’ensemble du secteur de l’industrie manufacturière dans une tripartite, le cas échéant. Il est également intéressant de constater qu’un pays comme l’Allemagne (sans doute secouée par les problèmes rencontrés dans le secteur de l’industrie automobile), fervent défenseur d’une politique de rigidité budgétaire menant à des politiques d’austérité vient de changer son fusil d’épaule. Ainsi le ministre de l’économie allemande (Peter Altmaier) a présenté un plan reprenant une stratégie nationale pour l’industrie allemande et, ô miracle, ce plan est en bonne partie construit sur un «nouveau et plus important» rôle que l’État devra jouer dans le déploiement de cette nouvelle stratégie. Ce nouveau rôle devra notamment passer par une augmentation des participations financières de l’état dans les entreprises et par des modifications légales, par exemple en matière de création de cartels, etc…

Comme l’a souligné le syndicat allemand DGB, «L’État s’est fortement retiré ces dernières années de l’activité économique. La sauvegarde de la durabilité de l’économie allemande et notamment la réalisation de la transformation socio-écologique exigent cependant un État fortement engagé et actif en politique économique. Afin qu’il devienne de nouveau opérationnel, il faut d’abord arriver à une nouvelle compréhension basique de l‘État: l’État qui gère et contrôle, et qui ne sert pas seulement d’animateur». Ceci vaut non seulement pour l’Allemagne, mais également pour le Luxembourg et l’Europe, qui ces dernières années ont tous oublié le rôle important et systémique de l’industrie pour le bien-être général.

Comme signalé, il s’agit ici de quelques premières pistes de réflexions que nous allons approfondir avec nos délégués de l’industrie dans les semaines à venir.

Publié en octobre 2019