Monsieur le Ministre,
Permettez-nous, au nom des syndicats SEW/OGBL et APESS et au nom des quelque 4 500 signataires de notre manifeste, de vous soumettre un argumentaire de fond pour vous expliquer pourquoi nous refusons l’application des principes de votre projet de réforme de la Fonction publique à l’enseignement.
Lors des réunions de la Commission de conciliation, vous avez bien admis la représentativité de nos deux syndicats pour le secteur de l’enseignement, mais en prétendant qu’il s’agirait d’un litige généralisé, vous persévérez à refuser tout dialogue et à essayer de priver ainsi les enseignants de leur droit de grève.
Or, le président de la Commission de conciliation, juriste et seul membre impartial de cette Commission, s’est rallié à notre position selon laquelle nous sommes dans la situation d’un litige collectif du secteur de l’enseignement. Ce point de vue est d’ailleurs confirmé par deux avis juridiques élaborés à la demande de nos deux syndicats, avis qui reconnaissent à leur tour les spécificités intrinsèques de l’enseignement et des enseignants en général au sein de la Fonction publique.
Votre proposition consistant à nous faire accepter préalablement les principes de votre réforme pour négocier ensuite avec Madame la Ministre de l’Education nationale les conditions de la mise en œuvre de ces mêmes principes, reste inacceptable pour nous. Ces principes risqueraient en effet de mettre en péril la sérénité nécessaire du travail des enseignants et la qualité de l’école publique. La gestion par objectifs, l’appréciation des enseignants et la hiérarchisation de leurs carrières respectives ne constitueraient pas un avantage pour la qualité de l’enseignement, mais au contraire seraient nuisibles et préjudiciables aux enfants.
D’ailleurs, compte tenu de la particularité des carrières de l’enseignement, la Commission des traitements propose, dans son rapport au Gouvernement, de ne pas hiérarchiser celles-ci. Le secteur de l’enseignement, à l’image de la magistrature avec ses spécificités propres, qui est exclue des principes de la réforme, demande des dérogations pour certains principes de l’accord entre le gouvernement et de la CGFP.
Permettez-nous, Monsieur le Ministre, de mettre en avant nos arguments !
Parmi les principes clés de votre réforme, qui ne sont pas compatibles avec la situation particulière de l’enseignement, figure la gestion par objectifs. Or, ce principe, issu de la gestion des entreprises privées et visant à stimuler la productivité et la concurrence, reste totalement étranger à la façon de penser et de travailler des enseignants de l’école publique.
Les « objectifs » du travail des enseignants sont définis par les plans d’études et il s’agit pour eux de mobiliser les intérêts et les moyens de leurs élèves pour les atteindre.
Des notions de productivité et de concurrence n’y ont – fort heureusement – rien à voir !
Vous placez ensuite «l’évaluation au cœur de la gestion par objectifs ».
Or, vous n’êtes pas sans savoir, Monsieur le Ministre, que des efforts considérables devraient être déployés par les écoles et par les enseignants pour mesurer le degré d’atteinte des objectifs.
Il faut dire que les enseignants ont d’autres priorités. Ce qui demande toute leur attention, c’est de se consacrer à leurs élèves, et il ne reste guère de temps pour traiter des paperasseries qui, de surcroît, n’apportent aucune plus-value aux élèves ou à la qualité de l’enseignement. Par ailleurs, l’enseignant, de par sa fonction, se trouve constamment confronté à l’évaluation au niveau de l’opinion publique. Son travail et son engagement sont de toute façon contrôlés par les parents et les élèves. Le travail des enseignants n’est souvent pas spectaculaire, mais demande un engagement patient sans rendement impressionnant, à première vue du moins : contrairement à ce qui se passe au niveau de l’industrie privée, dont l’un des objectifs est de vendre les produits issus de la production, et ce par le biais de campagnes publicitaires bien orchestrées, l’École n’a pas pour mission de pratiquer le tape-à-l’œil, mais bel et bien de se consacrer patiemment et sereinement aux besoins spécifiques de chaque enfant.
Faudrait-il négliger cet engagement et concentrer les efforts plutôt sur des actions plus visibles ?
Il faut dire en effet que l’évaluation préconisée impliquerait une autopromotion constante des écoles et des enseignants. N’oublions pas que toute évaluation dans un système hiérarchisé suscite un esprit de concurrence par rapport aux collègues : les écoles et les enseignants seraient poussés vers la surenchère par des projets pédagogiques spectaculaires avec le risque accru de négliger le travail de base avec leurs élèves.
Ensuite : y aurait-t-il une chance de quantifier objectivement ? Il est bien évident qu’il est impossible de mesurer l’impact du travail des enseignants sur la réussite ou l’échec des élèves ! Il est vrai aussi que des élèves faibles demandent plus d’engagement pour leur faire obtenir des résultats comparables à ceux d’élèves plus doués. Quels efforts l’enseignant privilégiera-t-il dès lors qu’on le mesurera en termes de rendement ?
Dans cet ordre d’idées, il faudra que les décideurs politiques se défassent de l’illusion qu’une logique économique d’input-output soit applicable à l’enseignement, où le rendement n’est pas quantifiable comme il l’est peut-être dans un processus de production. Le travail patient avec des élèves plus faibles ne s’apparente en rien au schéma de la production industrielle, ni même à celui de l’artisanat : s’il est bien vrai qu’on peut rendre le menuisier chargé de fabriquer tel meuble entièrement responsable du choix et de la qualité du bois utilisé et de la qualité de l’exécution de son travail, tel ne pourra jamais être le cas lorsqu’on travaille sur le « vivant », et plus particulièrement dans l’éducation des jeunes, dont la collaboration active aura au moins autant d’impact sur le résultat final que le travail que lui aura consacré l’enseignant.
Finalement : qui serait désigné pour mesurer ?
Les directeurs des lycées et les inspecteurs du fondamental ont certainement autre chose à faire !
Probablement conscients du fait que l’évaluation individuelle annuelle des enseignants pose problème, vous-même et Madame la Ministre de l’Education nationale proposez l’évaluation collective par l’intermédiaire du plan de réussite scolaire (PRS) dans l’enseignement fondamental et du plan de développement scolaire (CDS) dans l’enseignement secondaire. Or, l’expérience vécue jusqu’ici dans l’enseignement fondamental réformé montre que le PRS gaspille surtout les énergies des enseignants. En détournant à son profit un temps et une énergie considérables des enseignants, la qualité de leur enseignement risque d’en souffrir. A l’image de l’Agence qualité qui s’occupe des PRS dans l’enseignement fondamental, l’évaluation a besoin d’un nombre toujours croissant d’experts, elle donne naissance à une bureaucratie parasitaire, qui détourne des ressources à son profit et qui se nourrit du travail d’autrui.
Nous pensons ainsi que le système de gestion et d’évaluation que vous préconisez est non seulement inapproprié et inefficient pour le secteur de l’enseignement, mais qu’au contraire, il risque de compromettre la qualité de l’école publique.
La hiérarchisation des carrières dans l’enseignement – par la création de 15 à 20 % de « postes à responsabilités particulières – est une autre priorité totalement inadaptée à l’enseignement de votre réforme.
Les carrières actuelles de l’instituteur et du professeur sont des carrières planes, et pour cause. À la base, dans chaque ordre d’enseignement, les enseignants exercent un travail similaire dans un groupe de personnes issues d’une même formation initiale. Ceci favorise l’esprit de coopération et permet d’obtenir une atmosphère favorable à un travail en équipe et d’en éloigner tout esprit de flagornerie et de favoritisme. Introduire une évaluation aboutissant à des « postes à responsabilités particulières » ne peut que miner ce travail en équipe.
D’autre part, l’évaluation et l’introduction d’éléments de carrière aboutiraient immanquablement au classement des enseignants et surtout à la stigmatisation de ceux qui, pour s’être « attardés » avec les élèves les plus faibles, ne rentreraient pas dans le moule du rendement chiffrable à tout prix.
Ainsi serait instaurée une compétition permanente au sein du corps enseignant, et les enseignants transformés en concurrents et rivaux. Et ceci précisément à une époque où la ministre de l’Education nationale ne cesse, et à juste titre, de prôner le travail en équipes pédagogiques. Nous estimons en effet qu’il est impossible pour les enseignants de fournir un bon travail en équipe s’ils sont amenés à se considérer comme concurrents. C’est bien la raison pour laquelle le législateur a instauré à l’époque la carrière plane pour le secteur de l’Education.
Par ailleurs : quels pourraient être les postes à responsabilités particulières ? Quelles tâches en dehors du travail normal comporteraient-ils ? En fonction de quels critères se ferait l’affectation à ces postes ? Voilà autant de questions auxquelles une négociation avec la ministre de l’Education nationale ne pourra fournir une réponse satisfaisante !
Les effets néfastes de ces principes d’évaluation et de classement étant largement connus, par le fait qu’ils ont été introduits dans d’autres pays, la question se pose de savoir pourquoi on n’évalue pas l’évaluation elle-même. Pourquoi ne la remet-on pas en question ?
Nous ne sommes pas dupes, Monsieur le Ministre ! Nous savons bien que l’objectif principal ne peut être l’amélioration de la qualité du travail, mais l’obtention du consentement des acteurs. En d’autres termes, iI s’agit d’amener les enseignants à se prêter à être évalués. Madame la Ministre de l’Education nationale est même d’accord pour faire toutes sortes de concessions sur les procédures d’évaluation ; le plus important, dans un premier temps, c’est que les enseignants consentent à l’évaluation. Ensuite, dès que l’évaluation sera inscrite dans la loi, on verra !
Comme Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner l’écrivent dans leur ouvrage Voulez-vous être évalué ? Entretiens sur une machine d’imposture (Paris, Grasset, 2004, p. 35-37) : « Consentir à être évalué est beaucoup plus important que l’opération d’évaluation elle-même. Disons même : l’opération, c’est d’obtenir votre consentement à l’opération… […]
L’évaluation est la recherche méthodologique, inlassable, extrêmement maligne, du consentement de l’autre. »
Reste la question de la rémunération : nous constatons, Monsieur le Ministre, une dévalorisation des carrières « de base » de l’instituteur et du professeur !
Si la réforme, d’un point de vue financier, doit rester neutre, c’est-à-dire ne pas faire augmenter les dépenses de l’Etat, il est clair que les 25 points indiciaires dont profiteraient uniquement les bénéficiaires des « postes à responsabilités particulières » engendreraient une réduction salariale des carrières de base.
Des calculs effectués par nos soins révèlent effectivement une réduction salariale sur l’ensemble des deux carrières.
Monsieur le Ministre, nous vous avions, comme convenu, adressé une lettre demandant les tableaux des deux carrières en question. Cette requête est restée sans réponse à ce jour, malgré vos promesses !
En ce qui concerne les stages d’entrée à la fonction, leur seul objectif nous semble être celui de réduire le salaire des jeunes enseignants. Nous refusons ces mesures qui visent les futurs jeunes collègues.
Monsieur le Ministre, nous n’acceptons pas l’application des principes de votre réforme à l’enseignement et nous ne pouvons par conséquent entamer des pourparlers sur leur application avec la ministre de l’Education nationale et de la Formation professionnelle.
Nous vous demandons par conséquent de négocier les principes contestés par nos syndicats pour le secteur de l’enseignement.
Si vous continuez de refuser le dialogue, nous nous verrons dans le droit et dans l’obligation de constater une non-conciliation et de poursuivre la procédure de grève.
Nous vous adressons, Monsieur le Ministre, l’expression de notre considération distinguée.
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